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Lyon au XIX° siècle
22 janvier 2008

Le Commerce Véridique et Social C ’est en bas de

Le Commerce Véridique et Social

C

’est en bas de la montée de la Grande Côte, au n°95, que Michel Derrion et Joseph Reynier fondèrent, en 1835, la première coopérative de consommation : Le Commerce Véridique et Social. Sur la façade de l’immeuble, une plaque commémore cette aventure qui, malgré sa brièveté, eut un retentissement considérable. Le Commerce Véridique et Social constitua l’une des premières expérimentations de l’économie coopérative prônée par les fouriéristes, mais aussi un intéressant prolongement du mutuellisme né à Lyon parmi les artisans de la Fabrique de soieries.
            
En ce début du XIXe siècle, la cité des canuts bouillonnait d’idées nouvelles, de rêves de fraternité et de justice sociale. Se référant à cette généreuse effervescence, l’historien Jules Michelet écrira : « Nulle part plus que dans cette ville il n’y eut de rêves utopistes. »

Au lendemain de la crise de 1826-1827, Pierre Charnier, ouvrier tisseur, « enflammé de vengeance contre l’infâme abus qu’on faisait de l’inertie de la classe ouvrière », appelle au rassemblement des ouvriers de la soie : « Réunissons-nous et instruisons-nous. Apprenons que nos intérêts et notre honneur nous commandent l’union… Quand nous serons tous pénétrés de notre dignité d’hommes, les autres habitants de la cité, dont nous faisons depuis longtemps la gloire et la richesse, cesseront d’employer le mot ‘canut’ dans un sens railleur ou injurieux. » (1)

Malgré l’échec d’une première tentative, une quarantaine de chefs d’ateliers, groupés autour de Bouvery, fondent, le 28 juin 1828, la société du Devoir Mutuel. Ses adhérents s’engagent « à pratiquer les principes d’équité, d’ordre et de fraternité, à unir leurs efforts pour obtenir un salaire raisonnable de leur main d’œuvre, à détruire les abus qui existent en fabrique à leur préjudice, ainsi que ceux qui existent dans les ateliers, à se prêter mutuellement tous les ustensiles de leur profession. » Ils se proposent également « d’acheter collectivement les objets de première nécessité pour leur ménage. »

Le Devoir Mutuel regroupe bientôt plusieurs centaines de chefs d’ateliers. Pour contourner les dispositions du Code pénal qui interdisent les coalitions et répriment les rassemblements de plus de vingt personnes, il est organisé sous forme de société secrète et subdivisé en ateliers de vingt membres. Le 31 octobre 1831, parait le premier numéro de L’Echo de la Fabrique qui allait devenir l’organe officiel  du mutuellisme. En février 1832, les ouvriers de la soie, compagnons et apprentis, créent leur propre structure mutuelliste La Société des Ferrandiniers.

Déçus par la monarchie de juillet, constatant qu’ils n’obtiennent rien du nouveau régime qu’ils ont pourtant contribué à instaurer, les mutuellistes prennent très vite le parti de la République. « Autrefois les gros mangeaient les petits, à présent les petits sont mangés par les gros. » (2) Quand le gouvernement transmet à la Chambre des députés un projet de loi restreignant le droit d’association, les mutuellistes s’opposent ouvertement, annonçant le conflit politique qui éclatera en avril 1834. « Le mutuellisme peut, si la paix est repoussée, accepter la guerre. » (3)   De nombreux mutuellistes se retrouvent parmi les insurgés de 1834. La répression qui s’en suit met fin au mutuellisme. Le droit d’association aboli, ses chefs sont poursuivis. « Il faudra attendre 1840 pour que renaisse clandestinement le mutuellisme et ouvertement la presse ouvrière. » (4) Mais, les sociétés dissoutes et les journaux empêchés de paraître, les idées n’en demeurent pas moins.

C’est dans la tourmente de la répression qui suit l’insurrection d’avril 1834 que Michel Derrion élabore son projet de commerce social.

Fils d’un négociant en soie, Michel Marie Derrion est né le 9 germinal an XI (29 mars 1803) en bas des Pentes de la Croix-Rousse. A l’âge de dix-sept ans, il est entré dans le négoce en devenant l’associé de son père. Jeune bourgeois cultivé, il a rejoint l’église saint-simonienne et participé avec enthousiasme au cycle de conférences organisé au cours du premier semestre 1831 par les saint-simoniens lyonnais. En 1834, avec la majorité d’entre eux, il se rallie aux thèses de Charles Fourier. Dans un article publié en octobre 1834 par le journal L’Indicateur, Derrion expose son analyse de la situation sociale : « La véritable cause du malaise matériel du peuple provient du désordre avec lequel s’opèrent la production et la répartition des richesses, fruit de son travail. Le remède, c’est une organisation pacifique de l’industrie et du commerce ».

Faisant le constat de l’impossibilité d’assurer la viabilité de coopératives de production, qui nécessitent de gros capitaux, il propose, comme première étape « de prendre position sur le terrain du négoce. » Son objectif est de parvenir à une « organisation unitaire de l’industrie » par une « impulsion réformatrice » qui « remontant d’anneau en anneau parcourra toute l’échelle du commerce, pour en régénérer chaque partie, et parviendra bientôt au point de départ, à la production. » (5)

Le 8 février 1835, dans les colonnes de L’Indicateur, Derrion lance une souscription « pour la fondation d’une vente sociale d’épicerie devant commencer la réforme commerciale ». Au mois de mai, alors que la souscription n’a recueilli que 920 francs, Joseph Reynier, chef d’atelier, ancien mutuelliste, avance personnellement 3 500 francs, permettant le lancement de la « société Derrion et compagnie », qui se constitue avec un modeste capital de 9 000 francs.

Joseph Reynier, né le 11 mai 1811, est le fils de paysans des Basses Alpes venus à Lyon pour s’employer dans les ateliers de tissage. D’abord ouvrier tisseur puis chef d’atelier, Joseph Reynier a été, selon l’expression du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, « l’une des figures les plus curieuses et les plus vivantes de monde ouvrier sous la monarchie de juillet ». Désirant compléter son instruction rudimentaire, il s’est lié, pour reprendre ses propres termes, « aux saint-simoniens qui avaient dans leurs rangs toute la jeunesse intelligente et prêchaient tout un nouveau monde. ». Il a pris une part active à l’insurrection de 1831, « faisant même le coup de feu contre l’armée et les gardes nationaux bourgeois. »

Les reçus adressés aux souscripteurs du Commerce Véridique et Social précisent qu’il est «institué dans le but de diminuer peu à peu les mauvais effets de la concurrence ; d’amener une répartition de plus en plus équitable des richesses produites par le travailleur ; d’opérer, enfin, une transformation progressive du commerce et de l’industrie dans l’intérêt de la société en général et plus particulièrement dans celui des ouvriers. » Le système élaboré par Derrion répartit les bénéfices en quatre parts égales : un quart pour les souscripteurs, un quart pour les consommateurs (à proportion de leurs achats), un quart pour les salariés de la société, un quart pour le fonds social. Cette dernière part doit générer les capacités d’investissement permettant, à terme, la conquête de l’industrie.

Le premier magasin, installé montée de la Grande Côte, démarre son activité en juillet 1835. Les débuts sont prometteurs. Le premier bilan, établi sur un semestre, fait apparaître un chiffre de vente de 96 000 francs, « ce qui représente dix revirements du capital primitif » dégageant un bénéfice de 1 207 francs. A la fin de l’année 1836, le Commerce Véridique et Social dispose de sept magasins. Prospère, l’affaire devient l’objet de calomnies. En novembre 1836, elle doit diffuser une adresse aux consommateurs les mettant en garde contre la malveillance. Pour prouver « la pureté des intentions » de ses administrateurs, la société annonce que les bénéfices non retirés par les consommateurs seront versés au profit des salles d’asile pour l’enfance.

Dès le début de son activité, la société de Michel Derrion a été placée sous étroite surveillance policière. Les pouvoirs publics s’inquiètent de « cette étrange manière de faire commerce » et suspectent les administrateurs du Commerce Véridique de vouloir réorganiser le mutuellisme sous couvert de commerce. La calomnie, les embûches administratives et policières, auxquelles s’ajoute la chute du pouvoir d’achat des ouvriers, sont fatales à l’expérience. Vaincu, le Commerce véridique et Social cesse ses activités en 1838. Michel Derrion doit quitter Lyon. (6)

A propos du Commerce Véridique et Social, Joseph Reynier note dans ses Mémoires : « De telles idées étaient trop nouvelles (…) Il fallut liquider, quoique bien convaincu que l’idée ferait son chemin et que la coopération se réveillerait un jour. » L’historien et homme politique lyonnais, Justin Godart, fait en 1913 la même analyse, notant que « son réveil concorda avec celui de la République. La coopération, d’essence égalitaire et fraternelle, est, comme elle, une forme de libération. »

En effet, dès la chute de la monarchie de Juillet et l’avènement de la Seconde République, de nombreuses coopératives de consommation se constituent à Lyon. Parmi elles, la Société des Travailleurs Unis, qui s’inspire des principes élaborés par Derrion, connaît une réussite remarquable. Créée en 1848 par vingt-quatre ouvriers lyonnais, dont d’anciens fouriéristes et souscripteurs du Commerce Véridique, cette coopérative ouvre son premier magasin rue du Mail à la Croix-Rousse. Le succès est tel qu’un an plus tard, elle gère, outre le magasin central, six épiceries, une charcuterie, deux boulangeries et lance une souscription pour l’achat d’une boucherie. En 1850, la Société des Travailleurs Unis dispose également de deux magasins de charbon, un entrepôt de vin et une pâtisserie avec fabrique de chocolat. La totalité des bénéfices étant affectée à des oeuvres « d’éducation et de solidarité », la coopérative parvient à ouvrir deux écoles primaires et à créer une « caisse des invalides du travail ».

Ainsi, au moment même au Michel Derrion s’éteint à Rio-de-Janeiro, son projet de coopérative sociale, connaît, dans sa ville natale, un renouveau et un développement d’une ampleur inespérée.

Bernard Collonges

Le quartier des Capucins. Histoires du bas des Pentes de la Croix-Rousse

Editions Aléas. 2004

[1] Voir F. Rude « C’est nous les canuts »

[2] L’Echo de la Fabrique.

[3] Article de Rivière cadet dans « L’Echo de la Fabrique » mars 1834.

[4] F. Rude « Les révoltes des Canuts »

[5] Voir le livre de Denis Bayon Le Commerce Véridique et Social de Michel Marie Derrion. Atelier de création libertaire. 2002.

[6] Plus déterminé que jamais dans ses convictions fouriéristes, Derrion crée avec J. Benoît Mure L’Union Industrielle destinée à implanter un phalanstère au Brésil. Il s’embarque en 1841 avec soixante quinze volontaires lyonnais recrutés par Joseph Reynier qui, resté à Lyon, anime le Comité de l’Union.


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