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Lyon au XIX° siècle
15 mai 2008

Les prémices de l’insurrection lyonnaise d’avril

Les prémices de l’insurrection lyonnaise d’avril 1834.

Juillet 1833 : Anselme Petetin[1], journaliste républicain détenu à la prison de Perrache, se remémore les évènements qui ont précédé son incarcération.

Réalisée d’après les plans de l’architecte Louis-Pierre Baltard, la prison du quartier de Perrache a été conçue selon le modèle de la détention en commun. Les pièces servant de chambres sont prévues pour accueillir une dizaine de prisonniers. Il en coûte dix francs pour avoir un lit. A ceux qui ne peuvent pas payer, l’administration pénitentiaire fournit une botte de paille et une couverture. Seuls les détenus les plus fortunés peuvent bénéficier d’une cellule individuelle, moyennant le paiement de vingt-cinq francs pour un mois. La disposition des bâtiments permet d’enfermer de façon séparée les différentes classes de prisonniers : femmes, enfants, condamnés de droit commun, détenus pour dettes, prévenus et condamnés politiques, chaque catégorie dispose d’une cour de promenade distincte. Du moins dans les temps ordinaires ! Construit pour désencombrer la vieille prison de la place de Roanne, le nouvel établissement du quartier de Perrache est, depuis son ouverture, lui-même surpeuplé. Il devait accueillir cent trente prisonniers ; on en compte aujourd’hui plus du double, dont une centaine pour des motifs d’ordre politique.

Parce que son métier de journaliste lui procure des revenus relativement confortables, mais aussi grâce à la générosité de ses amis, Anselme Petetin peut bénéficier d’une cellule particulière. Il aurait bien du mal à vivre dans la promiscuité à laquelle sont soumis les détenus moins fortunés. Comment supporter les relents nauséabonds de ces chambres surpeuplées ; comment accepter de vivre en permanence sous le regard des autres ? Il lui revient en mémoire une phrase qu’il croit être de Montaigne : “Je trouve sensiblement plus supportable de devoir être toujours seul que de ne pouvoir l’être jamais.” Encore que la solitude de sa cellule ne lui rende pas, pour autant, la prison moins insupportable. C’est peu dire que la détention lui est très pénible, douloureuse mentalement et physiquement.

A travers les fenêtres grillagées de l’infirmerie, où il a été conduit pour la journée, il observe le bâtiment de détention des prisonniers de droit commun. Il se souvient qu’il y a un peu moins de cinq mois, le dénommé Guerre y avait été amené, pour y être exécuté, au terme d’une macabre procession organisée à travers les rues de la ville depuis la vieille prison de la place de Roanne. Reconnu coupable d’assassinat par la Cour d’Assises du Rhône, il fut décapité le 20 février 1833. Les journaux de la presse salariée avaient complaisamment commenté l’annonce du supplice de cet assassin. Petetin, écoeuré, avait rédigé un billet qu’il inséra dans les colonnes du Précurseur le jour même de l’exécution. “L’assassinat légal ; affirmait-il ; suscite la même aversion que le meurtre de l’homme privé par l’homme privé.” Fustigeant le juste-milieu qui se satisfaisait de ces “crimes judiciaires”, il revendiquait pour “le parti républicain, qu’on accuse d’aimer le sang,” “l’innovation civilisatrice” que constituerait la suppression de la guillotine.[2] Mais sa diatribe contre la peine de mort n’avait rencontré que peu d’écho. Le camp progressiste, qui réclamait la suppression de la peine de mort en matière politique, hésitait à demander une abolition générale, trouvant peu judicieux de lier le sort des opposants politiques à celui des criminels.

Il est vrai qu’au début de cette année 1833, où le harcèlement du pouvoir s’était fait de jour en jour plus pressant, les progressistes avaient dû faire face à des menaces plus immédiates.

En janvier, à l’occasion de l’élection des membres des Conseils de Prud’hommes de Lyon, le gouvernement avait subrepticement introduit une disposition nouvelle : il entendait imposer aux chefs d’atelier la prestation d’un serment de fidélité au roi, comme condition préalable à l’exercice de leur droit d’élire leurs représentants. L’Echo de la Fabrique[3] avait énergiquement réagit, fustigeant cette “ridicule prétention du pouvoir exécutif à demander un serment de fidélité à une portion du peuple souverain auquel il doit son existence”. Son édition du dimanche 13 janvier, jour du scrutin, appelait à s’opposer à cette mesure dont l’illégalité avait été, soulignait l’hebdomadaire, fort bien démontré par Le Précurseur. Lorsque Berger, le gérant de L’Echo, se présenta, accompagné de plusieurs canuts, dans la salle de vote, seuls deux chefs d’atelier avaient participé au scrutin et accepté de prêter serment. Face au refus de Berger de se soumettre à cette formalité, le président du bureau de vote lui fit interdiction de déposer son bulletin. Une pétition circula alors parmi l’assemblée et tous les chefs d’atelier présents déclarèrent qu’ils renonçaient à voter. Craignant les effets de cette protestation collective, le président fit porter, en toute hâte, un message au préfet, le priant de lui préciser la conduite à tenir. La réponse du préfet parvint dans l’heure qui suivit. Elle indiquait qu’il fallait s’abstenir d’exiger le serment de fidélité au roi. En application de la nouvelle directive du préfet, et sous les applaudissements de l’assemblée, le président retira le panneau sur lequel figurait de texte du serment.

Pour modeste qu’elle parût, cette victoire était loin d’être négligeable. Ce qui était en cause, c’était rien de moins que le principe même de la souveraineté. En imposant aux électeurs un serment de fidélité à la personne du roi, la Monarchie de Juillet signifiait qu’elle ne tenait pas sa légitimité du peuple, mais qu’au contraire le peuple n’avait de souveraineté que par l’intercession du monarque. C’était le retour de la monarchie légitimiste de droit divin ; c’était, par un nouveau tour de passe-passe, l’escamotage définitif de la “monarchie citoyenne entourée d’institutions républicaines” promise en juillet 1830. Le recul obtenu par les ouvriers lyonnais était d’autant plus important que le gouvernement s’apprêtait à généraliser l’obligation du serment de fidélité. Il avait déposé à la Chambre des députés un projet de loi imposant le serment pour les élections départementales. En prévision des combats à venir, Anselme Petetin avertit : “en aucun cas le serment de fidélité à la personne du roi ne doit être prêté par des électeurs, pas plus par les électeurs municipaux et départementaux, que par les électeurs politiques, que par les électeurs des prud’hommes.

C’est également au début de l’année 1833 que le pouvoir lança son offensive contre l’association des chefs d’atelier. Exhumant l’article 415 du code pénal, qui reprenait les dispositions de la vieille loi Le Chapelier sur les coalitions, le gouvernement entreprit de démanteler la société du Devoir Mutuel. Cette association, dont Bouvery avait été l’initiateur, s’était considérablement développée au lendemain de l’insurrection de novembre 1831 et regroupait désormais la grande majorité des chefs d’atelier de la Fabrique lyonnaise. Son but était de promouvoir l’entraide, d’unir les efforts de ses adhérents en vu d’obtenir un salaire raisonnable et de s’opposer aux abus des négociants. Il fallait toute la mauvaise foi d’un pouvoir à la solde de la classe des négociants pour voir dans l’action de l’association Mutuelliste, le délit visé par l’article 415 du code pénal qui sanctionnait les coalitions destinées à faire cesser ou à empêcher, de façon concertée, le travail dans les ateliers. Outre le fait que ces dispositions, héritées d’une autre époque, traduisaient une partialité révoltante, elles étaient manifestement inappropriées pour traiter des relations entre les négociants et les chefs d’atelier. Ces derniers se qualifiaient certes d’ouvriers, mais ils n’en étaient pas moins, dans le système de la Fabrique lyonnaise, les véritables industriels. C’est à eux qu’appartenaient les métiers à tisser, c’est à eux que revenaient la charge de leur entretien, c’est eux qui supportaient le loyer des lieux de travail, ainsi que la rémunération des compagnons. Les négociants, pour leur part, et bien qu’ils se fissent appeler fabricants, n’étaient que des commissionnaires, de simples dépositaires d’argent. Si l’on voulait faire application de l’article 415, cela ne pouvait s’envisager qu’au sein des ateliers, c'est-à-dire dans les relations de travail entre les chefs d’atelier et leurs compagnons. Mais ; avait malicieusement objecté L’Echo de la Fabrique ; jamais les chefs d’ateliers n’ont demandé que l’on fasse usage d’une législation aussi obsolète.

L’hebdomadaire n’avait cependant pas voulu s’en tenir à une réponse dilatoire. Dans son édition du 24 février, il aborda le fond de la question en revendiquant un égal droit de coalition pour les chefs d’ateliers et les négociants. “La coalition des chefs d’ateliers est permise. Tant mieux si elle existe ! ; affirma-t-il sans détour ; car nul ne peut nier “la coalition permanente des marchands entr’eux. Non seulement les autorités ne s’étaient jamais inquiétées de cette coalition, mais elles lui avaient “offert un palais qu’on appelle La Bourse”. Et puisqu’en novembre 1831 le gouvernement avait prétendu “que la fixation d’un tarif au minimum excédait son pouvoir”, il revenait aux chefs d’atelier de le mettre en œuvre, afin “que cesse au plus tôt l’exploitation de la classe des travailleurs par celle des marchands”. Ainsi ; concluait L’Echo de la Fabrique ; “loin de craindre l’application de l’article 415, les chefs d’atelier se proposent de demander aux autorités, à l’instar des négocians, la jouissance d’un local public pour y traiter de leurs affaires.

Le surlendemain, Anselme Petetin développait dans Le Précurseur, une argumentation analogue, affirmant que l’article 415 du Code pénal n’était “aucunement applicable à l’association des chefs d’atelier”. “On trouve tout simple que les entrepreneurs capitalistes s’entendent entre eux, c'est-à-dire se coalisent pour maintenir à un certain taux le salaire du travail ; poursuivait-il ; mais l’on s’indigne que les chefs d’atelier cherchent à généraliser leurs intérêts et à arrêter un tarif de salaire ! La bourgeoisie n’a aucun titre pour monopoliser les avantages de l’association ! ” Le rédacteur du Précurseur déplaça, à dessein, le débat sur le terrain politique en assurant que “les classes laborieuses ne verront leur sort s’améliorer que lorsque les intelligences issues de leurs rangs prendront place dans la représentation nationale. Il réaffirmait ainsi, comme il l’avait fait en octobre 1832 dans L’Echo de la Fabrique à l’occasion du débat avec Bouvery, l’exigence du suffrage universel.[4]

C’est précisément cette question de la représentation politique qui l’avait conduit, au mois de février 1833, à s’opposer publiquement, pour la première fois, à une thèse soutenue par son ami Armand Carrel[5]. Ce dernier avait défendu, dans les colonnes du National, le partage de la représentation nationale entre deux assemblées législatives. L’une, la Chambre des députés, élue au suffrage universel, devrait porter les intérêts des prolétaires ; l’autre, le Sénat, élu au suffrage censitaire, représenterait la propriété. Cette idée d’une double représentation issue de deux légitimités opposées, voire hostiles, était, aux yeux d’Anselme Petetin, une incongruité, et plus encore venant de celui qu’il considérait comme l’esprit le plus brillant, la personnalité la plus digne d’intérêt, du camp républicain.

Petetin avait, tout d’abord, hésité à contester publiquement une thèse exposée par Carrel. Mais, certain que leur amitié exigeait une absolue sincérité et persuadé de l’importance de la question de la représentation, c’est à dire des bases sur lesquelles devra s’appuyer le régime de l’avenir, il avait décidé de développer ses propres arguments sans chercher à masquer ses divergences avec le rédacteur du National. Il y consacra une série de six longs articles.[6] D’emblée, il avait écarté les prévisibles sarcasmes de la presse salariée, affirmant se soucier assez peu des lourds quolibets que le juste-milieu pourra faire sur ce désaccord précoce du parti républicain.

Bien que la notion de bicamérisme lui parût contestable, il prit le parti de l’admettre, notant que même en supposant que, pour “assurer une plus grande maturité aux décisions parlementaires, il soit besoin d’une double délibération”, rien ne justifiait que l’on portât atteinte au principe du suffrage universel. Ainsi, si deux chambres étaient nécessaires, elles devaient être également électives, issues du même corps électoral, et distinctes seulement par l’âge de leurs membres.

Réfutant vigoureusement le fait d’attribuer un droit politique à la fortune, il s’étonnait que Le National puisse envisager un cens d’éligibilité ou, pire encore, un cens électoral, dans le but d’établir une “place de sûreté de la propriété”. “La richesse est une puissance bien réelle, à laquelle il n’est pas besoin d’ajouter fictivement une puissance politique” ; avait-il objecté.

Sur le plan institutionnel, Anselme Petetin considérait que “la constitution d’une chambre propriétaire et une chambre prolétaire ne serait rien d’autre qu’un germe de ruine violente pour le régime qui renfermerait cet antagonisme”. Il se disait certain qu’un tel régime ne survivrait pas “à l’épreuve d’une discussion législative sur quelque point capital de l’économie sociale”. En outre ; affirmait-il ; le suffrage universel ne produirait nullement l’effet que Le National semblait redouter dans la composition de la Chambre des députés. Il suffisait, pour s’en convaincre, de considérer l’énorme disproportion existant entre la population de la campagne et des petites villes et la population des cités industrieuses. Seules Paris, Lyon et une vingtaine d’autres villes éliraient des prolétaires ; et, encore, ce ne serait pas sans y adjoindre un nombre important d’hommes riches, porteurs des intérêts propriétaires. Ainsi le suffrage universel ne donnerait aux populations laborieuses que des avocats énergiques mais peu nombreux au milieu des députés de la propriété rurale. Ce sont pourtant ces populations qui tiennent entre leurs mains le repos du pays ; avait-il conclu.

Armand Carrel confia, quelques semaines plus tard, “avoir souffert de la discussion qui s’était engagée entre Le National et Le Précurseur sur la question des deux chambres”. C’est ce qu’il écrivit, en mars de cette année 1833, à son ami lyonnais. Manifestement il avait peu apprécié que celui-ci expliquât la position du National par le fait que le journal parisien n’avait “pas porté à la question économique et sociale, l’active et puissante intelligence qu’il avait consacrée aux discussions purement diplomatiques et parlementaires. Carrel avait tenu à justifier sa thèse en rappelant les circonstances politiques dans lesquelles elle s’était inscrite. Il était alors question de contester le caractère héréditaire du titre de Pair de France. On ne pouvait pas ; estimait Carrel ; “demander l’abolition de l’hérédité dans la Chambre haute et le retrait du cens d’éligibilité dans la Chambre des députés, sans proposer des institutions à peu près équivalentes destinées à répondre aux inquiétudes de l’immense majorité de la classe bourgeoise.[7] Le rédacteur du National reformulait l’opinion, qu’il disait sienne depuis bien longtemps, selon laquelle il fallait “donner la Chambre des députés aux prolétaires, comme levier de réforme, comme instrument de progrès, et à la propriété la seconde Chambre comme place de sûreté contre les essais de réforme trop rapides. C’est ; écrivait-il ; une transaction à déjouer, comme on faisait autrefois entre catholiques et protestans. Je crois qu’il faut faire sa part à la propriété pour qu’elle ne nous condamne pas à n’attendre la nôtre que du succès d’insurrections toujours désastreuses quand elles ne savant pas précisément ce qu’elles veulent détruire et ce qu’elles pourraient édifier à la place.

Cette argumentation était loin d’avoir convaincu Petetin. Il demeurait persuadé que les progressistes devaient exiger la totale et stricte application du principe du suffrage universel sans s’embarrasser des protestations hypocrites de la bourgeoisie. Pourquoi devrait-on se soucier des inquiétudes des propriétaires quand ceux-ci acceptaient que l’immense majorité de la nation soit privée de toute représentation, trouvant fort bon que les prolétaires ne soient ni éligibles ni même électeurs ? Certes, le suffrage universel demeurait un principe inusité, mais ; prétendait Petetin ; “il ne faut pas s’effrayer de faire ce qui n’a jamais été tenté, car jamais la société n’a été ce qu’elle est. Ainsi, tenait-il pour indispensable “de proclamer le principe dans toute sa rigueur”, afin de faire entrer dans le droit l’innovation qui déjà se manifestait dans les faits et les idées.

Dans sa longue lettre de mars 1833, Carrel interrogeait à son tour Petetin sur ses prises de position en faveur du droit de coalition. Il l’assurait avoir “étudié avec soin et intérêt ses éloquentes et souvent profondes prédictions” et lu avec une grande attention “ce qu’écrivent les énergiques ouvriers eux-mêmes dans L’Echo de la Fabrique”. Il affirmait approuver sans réserve la revendication des canuts contre la loi atroce qui faisait survivre une injustifiable disparité entre les négociants et les ouvriers. “Mais ; s’inquiétait-il ; une fois mis en présence vos ouvriers et vos fabricans coalisés, avec un égal droit de coalition, qu’arrivera-t-il ? C’est là ce que je n’apprends pas en vous lisant, et vous m’ôteriez un grand poids de dessus la conscience si vous m’indiquiez un arrangement possible. Petetin avait trouvé la question bien mal posée. A ses yeux, le droit de coalition était justement, avec le suffrage universel, le plus sûr moyen d’éviter l’affrontement violent qu’il redoutait tout autant que Carrel. C’était bien parce que les prolétaires étaient privés de tout droit politique qu’ils avaient recours aux émeutes.

Une nouvelle provocation du Courrier de Lyon[8] donna à Petetin l’occasion de préciser plus encore sa pensée. Le journal ministériel, en réponse au courrier d’un opportun lecteur anonyme, avait réitéré son appel aux négociants pour qu’ils s’entendent entre eux sur la question des salaires.[9] Avec le jésuitisme qui lui était familier, la feuille salariée ajoutait que la coalition étant interdite par le code pénal, les fabricants ne devaient pas contrevenir à la loi, mais s’entendre sur leurs intérêts communs vis-à-vis des ouvriers, se réunir dans un Cercle pour entretenir des relations continues et former un corps compact pour résister aux prétentions des ouvriers. Le Courrier exhortait les négociants à ne point fléchir et à considérer le soutien que ne manqueraient pas de leur apporter les autorités en cas de conflit. Quant à nous ; avait répondu le rédacteur du Précurseur ; nous ne voulons pas pour les ouvriers, dont nous nous honorons d’être les défenseurs, une autre règle d’équité que pour les fabricans. Nous demandons, pour les uns et pour les autres, la protection d’une justice égale.” “C’est là une affaire de principe qui n’admet pas de transaction, car le travail est un titre social égal à l’argent ou la propriété.[10] Tel était, au bout du compte, l’enjeu essentiel : “placer le travail sur un pied d’égalité vis-à-vis des capitaux”.

Ce mercredi 3 juillet 1833, Anselme Petetin, ayant réintégré sa cellule, s’applique, sans trop de bonheur, à achever le texte que Léon Boitel lui réclame pour la préface de Lyon vu de Fourvières. Le premier fascicule de cet ouvrage, qui paraîtra en livraisons mensuelles, est annoncé pour la fin de ce mois. Il comprendra, outre la préface réclamée, quatre récits que des auteurs lyonnais, dont Boitel et le poète Berthaud, ont consacré à leur ville. Ces écrivains locaux, dont la notoriété ne dépasse guère le cercle de leurs amis, ont au moins le mérite d’appartenir au camp progressiste. Pour les livraisons suivantes, l’éditeur espère le concours de quelques plumes parisiennes célèbres, comme celles de Jules Michelet et Alexandre Dumas.

Petetin peine à donner un tant soit peu de cohérence au texte sur lequel il s’escrime depuis près de deux semaines. Il a noirci deux dizaines de feuillets mais pas un seul ne lui semble mériter d’être publié. Cette littérature de commande lui paraît sans intérêt et, pour tout dire, positivement désolante. Boitel a cru bien faire, mais c’est une véritable gageure qu’il lui a lancée en le chargeant de rédiger la préface d’un ouvrage destiné à faire l’apologie de la décentralisation littéraire, lui qui ne la croit pas possible ; du moins pas dans la situation actuelle, pas sans une préalable décentralisation politique qui, elle-même, suppose l’établissement d’institutions démocratiques. “Si vous et vos amis voulez la décentralisation et l’indépendance littéraire ; écrit-il ; unissez-vous pour obtenir la décentralisation politique, travaillez au triomphe de cette souveraineté populaire qui est la source de tout progrès, c’est-à-dire à la ruine des fictions monarchiques et à une représentation rationnelle et fidèle de la nation.[11] Quel paradoxe aussi que ce projet de collection de récits de littérateurs progressistes que seuls les fortunés pourront s’offrir et faire relier en y incluant les lithographies que l’éditeur promet de livrer en illustration de chaque fascicule ! Et que d’énergie déployée pour cette révolte régionaliste, alors que des sujets autrement plus graves requièrent l’engagement de tous les hommes de progrès, que nombre de ces hommes sont aujourd’hui poursuivis, condamnés, emprisonnés par un pouvoir désireux de les réduire au silence !

Mais il doit faire bonne figure, ne pas laisser transparaître le désespoir qui l’assaille, ne pas offrir à ses adversaires le plaisir de se réjouir de ses malheurs. Il faut donner le change, faire mine de se moquer de sa situation, la tourner en dérision. Il reprend sa plume. “Le lieu d’où je vous écris, est-il de nature à inspirer les lignes parfumées dont vous avez besoin pour le frontispice d’un livre destiné à figurer dans les salons de vos jeunes comtesses de Bellecour, et de vos élégantes banquières de St-Clair ? Dieu sait la distance qu’il y a entre ce monde brillant du chef lieu de la province et ma pauvre cellule de prisonnier, triste et sombre boudoir où n’entre jamais un jupon ! Dieu seul connaît la distance qu’il y a entre moi et votre monde fashionable, car, pour mon compte, j’ignore tout-à-fait cette région superlative de votre société lyonnaise, et jamais mon pied profane n’en a troublé l’auguste et décent ennui. Mais peut-être il vous a paru piquant de me tirer de mon cachot pour me traîner, moi sauvage, tout au milieu de vos salons, de me faire débiter là quelque lourde et ridicule harangue de politique.

Bernard COLLONGES

Bernard Collonges est l’auteur de plusieurs ouvrages sur Lyon et son agglomération. En 2007, il a publié, avec Marie-Christine Blaise,  L’Insurrection lyonnaise de 1834 : défense d’Anselme Petetin devant la Cour des Pairs, aux éditions Aléas. (Postface de Ludovic Frobert).

[1] Anselme Petetin est alors rédacteur du Précurseur, journal lyonnais d’opposition à la Monarchie de Juillet. Il a été condamné à trois mois d’emprisonnement pour délits de presse. (Voir sa biographie dans Gryphe n°16 / Mai 2007).

[2] Quand nous débarrassera-t-on de la guillotine ? Faudra-t-il attendre que le parti républicain, qu’on accuse d’aimer le sang, arrive au pouvoir et signale son avènement par cette grande innovation civilisatrice ? Le juste-milieu veut-il absolument nous réserver cette gloire ? ” (Le Précurseur des 20 et 21 février 1833)

[3] L’Echo de la Fabrique est l’hebdomadaire des chefs d’ateliers lyonnais. Créé en octobre 1831, il marque les débuts de la presse ouvrière en France.

[4] A l’automne 1832, un vif débat opposa Bouvery et Petetin sur la place des machines dans l’industrie. Cette polémique n’occupa pas moins de sept numéros de L’ Echo de la Fabrique (du 9 septembre au 18 novembre 1832). A l’occasion de ce débat, Anselme Petetin exposa la théorie de la lutte des classes (quinze ans avant la publication du manifeste de Karl Marx) et affirma son exigence du suffrage universel. “Il faut qu’un prolétaire, et non pas un propriétaire, représente les prolétaires ; il faut qu’un canut, et non pas un millionnaire parisien, représente les canuts” ; lança-t-il à l’intention du député Fulchiron.

[5] Armand Carrel a pris en 1831 la direction du National, journal libéral créé sous la Restauration, qui sous sa direction devient le fer de lance de l’opposition républicaine modérée à la Monarchie de Juillet.

[6] Le Précurseur du 1er, du 2, du 3, du 4, du 15 et du 17 février 1833.

[7] Lettre d’Armand Carrel à Anselme Petetin, datée du 5 mars 1833.

[8] Le Courrier de Lyon, journal de la bourgeoisie lyonnaise orléaniste a été créé en janvier 1832, à l’initiative de Prunelle, maire de Lyon, et du député Fulchiron pour s’opposer au Précurseur.

[9] Le Courrier de Lyon du 7 mars 1833.

[10] Le Précurseur du 8 mars 1833.

[11] Lettre à l’éditeur, de la prison de Perrache, le 3 juillet 1833.


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